lundi 16 novembre 2015

Littérature autochtone… blanche



Virginia P. BordeleauLe sorcier et le toucan, 2014.
Photo: Christian Leduc

Depuis quelques dizaines d’années, on commence à lire de la littérature amérindienne et inuit. Quelques auteurs autochtones particulièrement remarquables y font fait leur marque. On peut nommer, entre autres, Louise Erdrich, Sherman Alexis, Joseph Boyden, Thompson Highway, David Trauer ou Thomas King. Au Québec, Yves-Sioui-Durand, homme de théâtre Wendat et Virginia Pésémapéo Bordeleau, romancière, poète, peintre, bref, artiste pluridisciplinaire, comptent parmi les pionniers, à l’instar de la poète innue Joséphine Bacon. Et depuis quelques années également, des auteurs « Blancs » racontent aussi des histoires inspirées de leurs relations avec les mondes autochtones d’Amérique. Deux titres de deux auteurs me viennent spontanément à l’esprit : le Cowboy dérangeant de Louis Hamelin et les si touchantes Histoires nordiques de Lucie Lachapelle. Sans oublier l’œuvre forte de Richard Desjardins, tant en poésie qu’au cinéma. Et cette année, deux jeunes femmes, ayant elles aussi vécu des expériences fortes en milieu autochtone, les ont traduites en mots. Julianna Léveillé-Trudel nous amène à Salluit dans son bouleversant Nirliit et Marie-Christine Bernard nous transporte au cœur du territoire atikamekw de la Haute-Maurice dans son « délicat » Matisiwin.


Avec Nirliit,  nous nous envolons au cœur du Nunavik, sur les rives les plus nordiques du détroit d’Hudson. Envoler est mot juste car la narratrice se rend « chez les gens maigres », à Salluit , avec escale à « odeur de chair pourrie », Purvinituq, « …le Bronx du Nord ( ) un nid de misère parfait pour nourrir la criminalité florissante et rafler années après année le titre de communauté la plus violente du Nunavik (p.16). À son arrivée sur les rives du détroit d’Hudson, la narratrice, dont il faut conclure qu’elle est éducatrice dans un centre pour enfants, se rend chaque été depuis cinq ans. Là, comme à chaque arrivée, elle s’attend à voir son amie Eva. Or point d’Eva, disparue Eva. Noyée Eva, par son chum, se doute-t-on.

S’en suit une réflexion sur la mort : « Il a jeté ton corps dans l’eau, ton corps fragile dans les eaux sombres et agitées du détroit d’Hudson, ton corps tout au fond, parti rejoindre celui des dizaines de pêcheurs qui ont terminé leur vie sous les flots, parce que vous autres, les Inuits, vous ne portez jamais de gilets de sauvetage. Vous acceptez la mort avant même qu’elle ne s’annonce, parce que ça fait des milliers d’années que la vie est impitoyable sous le froid brulant de janvier à cinq heures de clarté par jour… » p. 20.

Juliana Léveillé-Trudel raconte, en fiction, sa perception du monde des Inuits qu’elle fréquente chaque été. Pas une perception d’anthropologue, pas une perception de gars de la construction (ils pullulent dans les villages), juste celle d’une jeune femme qui aime profondément le Nord et qui trouve les mots qu'il faut pour le faire, décrire l’infinie beauté de ce Nord et l’ineffable résilience de ceux qui y vivent, humains et bêtes :  « Vous êtes là avec vos vies de tragédies grecques, vous feriez baver Shakespeare avec vos douleurs lancinantes et votre désespoir, et je ne sais pas comment vous faites pour endurer ça, moi qui en arrache déjà avec ma petite misère ordinaire. » (p. 21)


Crédit photo: Gopesa Paquette


« Des fois on se sent bien et protégés parce qu’on est seuls et tranquilles au bord d’un fjord magnifique, parce qu’on est loin de l’agitation des grandes villes, parce qu’en grimpant en haut de n’importe laquelle des montagnes autour on peut embrasser tout le village d’un seul regard, faire mentalement le chemin du fond de la baie au détroit, voir le ciel qui s’éclate en mille couleurs quand le soleil commence à descendre derrière les falaises. Une beauté en forme de coup de poing dans le ventre, il y a juste la toundra qui fait ça, paysage complètement démesuré et bouleversant tout seul au bout du monde et si peu de gens pour l’admirer. »

En cherchant son amie Eva disparue, c’est le dur quotidien des Sallumiut dont l’auteure témoigne particulièrement de la vie incroyablement difficile des femmes, incroyablement belles à 13 ans, souvent flétries à 18 ans, déjà mères de quelques enfants qu’elles auront mis au monde rarement à la suite d’histoires d’amour. Un cycle connu de violence familiale dans un milieu surpeuplé (!), une alimentation déficiente et d’une cherté hallucinante, les horreurs du « Raglan money day », le chèque de redevances que la mine remet à chaque individu une fois l’an et qui donne lieu à des débordements sans noms.

Mais c’est aussi le sourire des enfants, leur grande beauté, leur gentillesse inouïe. C’est aussi la vie du fils d’Eva, Elijah, à qui est consacré la seconde partie de Nirliit. Elijah, dont la conjointe, la douce Maata, est tombée profondément amoureuse d’un Blanc. Pas vraiment un profiteur et un abuseur comme on en rencontre beaucoup là-bas, mais un garçon doux, ce Félix. On a droit à une histoire copiée sur cette chanson, Moi Elsie,  que Richard Desjardins  a écrite pour Elisapie Isaac, elle-même originaire de Salluit. Comme quoi tout est dans tout. Félix et Maata dans la toundra, Félix au Sud en voie de séparation. Maata dans l’attente désespérée…

Mais voilà, Félix n’est pas libre, ni dans sa tête et ni dans son cœur, et Maata, la douce et studieuse Maata dont rêvent tous les gars du village, devra en faire son deuil. Tout ce temps, Elijah l’attend, fou de douleur mais résilient comme pas un. Il la retrouvera, sa Maata.

Ce chapitre, c’est aussi l’histoire de Tayara, le rappeur, qui fuit à Montréal pour ne plus subir la belle mais venimeuse Aleisha, mais dont le rêve de vedettariat ne fera pas long feu. C’est l’occasion pour l’auteure d’aborder plus intimement les relations entre Blancs et Inuit, en milieu inuit et en milieu urbain.

« Il y a trois catégories de Blancs qui montent dans le Nord : les aventuriers, les missionnaires et ceux qui viennent pour l’argent. Il existe malheureusement aussi une quatrième catégorie : les mésadaptés sociaux. Ceux qui ne sont pas fonctionnels dans le sud et qui s’exilent chez les Inuits pour se fondre dans le chaos ambiant. Généralement des hommes. Ils se trouvent une femme, font beaucoup plus d’enfants qu’ils n’en peuvent nourrir et se font tranquillement vivre par les uns et les autres… » p. 66

À tout dire, Nirliit est d’une pertinence et d’une vérité de ton criantes. Une voix s’élève pour raconter le Nord aux gens du Sud, pour raconter ce Nord qu’elle aime : « J’aime les enfants qui se ramènent de la marina avec un trophée de pêche plus gros qu’eux, le fabuleux omble chevalier. (…) J’aime que tout le monde connaisse mon nom. J’aime la terre qui tremble au passage d’un troupeau de caribou. J’aime le village qui se donne des allures de ville fantôme quand le brouillard se lève. J’aime aller cueillir des bleuets et ne pas en rapporter un seul parce que que j’ai passé tout mon temps à m’empiffrer, le cul dans la mousse et le lichen. J’aime ça ici. » p.66

Née à Montréal en 1985, Juliana Léveillé-Trudel pratique l’écriture dramatique et a fondé le Théâtre de brousse. Elle travaille dans le domaine de l’éducation au Nunavik depuis 2011. Nirliit est son premier roman.

Elle a aussi son propre blogue : http://garderlenord.blogspot.ca 




Matisiwin est l’œuvre de Marie-Christine Bernard, Gaspésienne vivant et écrivant poésie et romans au Lac-Saint-Jean. Elle enseigne la littérature au Collège d’Alma. Elle se définit comme une conteuse, ce qu’elle fait fort bien dans ce récit qui se déroule au cœur du pays atikamekw, le Nitaskinan, en très Haute-Mauricie, dans ce qu’on devine être les environs du village d’Opitciwan.

C’est l’histoire de Sarah-Mikonic Ottawa, fille des Nehirowisiw (l’être qui vit en équilibre avec son milieu), qui part avec un groupe des siens sur le mostekano, le chemin parcouru dans les traces des ancêtres. On devine tôt que la Sarah-Mikonic ne va pas très bien et que ce voyage, qu’elle ne décide d’entreprendre qu’à la dernière minute, est aussi peut-être celui de la dernière chance. Dans son périple, Sarah-Mikonic est accompagnée par la voix de sa kokom, sa grand-mère morte (!), qui la guide, lui rappelant comment vivaient les anciens autrefois et comment la colonisation les a dépossédés de tout : territoire, langue, coutumes, âmes et corps abusés dans les collèges et orphelinats où les enfants étaient envoyés de force.

C’est ce désastre qui est raconté tout au long du « pèlerinage » de la jeune femme, celle de la grand-mère fantôme qui raconte la dépossession, celle de sa famille, sa mère alcoolique,  son père distant et insensible, celle de Sarah-Mikonic elle-même, abusée et abusive, qui « consomme » à outrance. Une histoire de plus en plus connue.

Pour elle, c’est le difficile chemin de la guérison, la voie vers une sorte de libération qui lui permettra de reprendre sa vie en main en mettant le doigt, la main sur sa douleur, en la nommant.
Il est clair que Marie-Christine Bernard sait de quoi elle parle, de qui elle parle. Elle connaît les Atikamekw, leur histoire et leur culture. Elle en connaît même la langue, si difficile, dont elle distille pertinemment des mots dans son texte. J’ai aussi fréquenté ce peuple, il y a 20 ans, quand j’étais journaliste à la revue Rencontre du Secrétariat aux affaires autochtones. J’aurais pu mettre des noms précis sur le récit de madame Bernard, tant les témoignages que j’ai entendus ressemblent à ceux que l’auteure décrit.


Crédit photo : groupelibrex.com

Ce récit est aussi empreint de la spiritualité, de celle d'avant les curés, dont on parle de plus en plus dans les communautés atikamekw, à l'instar d'un Charles Coocoo qui a beaucoup œuvré à retracer les coutumes de son peuple. Et il est vrai, pour en avoir été témoin à maintes reprises, qu'un Atikamekw, un Amérindien libre arpentant son territoire, est infiniment plus libre que sur sa réserve, et que sur ce territoire, les esprits sont vivants. 

Juliana Léveillé-Trudel. Nirliit. Éditons La pleuplade, roman, Chicoutimi, 2015, 173p.
Marie-Christine Bernard. Matisiwin. Stanké. 2015, 153p.