samedi 11 décembre 2004

L'apparition

Encore un beau matin d’hiver au Refuge de Saint-Adolphe en ce 18 décembre 2004. Ciel bleu ciel profond, temps froid, sec et sans vent, forêt chargée de neige fraîchement tombée de la nuit et... très peu de skieurs. Le temps des vacances n’est pas encore arrivé. C’est juste que je suis délinquant et en ce moment, je ne souhaite rien d’autre que d’être ici à farter mes skis en rêvant du sentier que j’affronterai dans quelques minutes.

Comme je connaîs l’endroit par cœur, j’anticipe déjà la descente du départ, le sentier étroit, tout en courbes, qui suit et nous amène jusqu’à la 9, la piste qui longe la rivière Huron. Là, tout n’est que majesté, beauté et sérénité mises en relief par le chuintement de la rivière, le ronronnement de la chute, le calme béat des nénuphars de glace. Par la suite, ce sera la longue montée de la 15 suivie d'une longue descente de plus d’un kilomètre jusqu’au pied de la 20. Enfin, je me dis aussi que si tout va bien, je ferai le tour du lac Turgeon (la 25) avant de revenir. Une longue balade qui mérite qu’on prenne son temps.

En tout cas, c’est le point de vue de Georges, le patrouilleur qui prend le départ en même temps que moi. C’est un causeur Georges, et il adore les défis. Tout en skiant doucement, il me raconte qu’il est à compléter l’organisation d’un périple de quelque 3 000 kilomètres en vélo prévu pour l’été qui vient. Il le fera avec deux amis afin d’amasser des fonds pour Moisson d’or, un organisme de soutien aux démunis dont il s’occupe bénévolement depuis plusieurs années. Pendant ce temps, nous avançons comme il le souhaite, d’un pas assuré mais régulier, sans forcer.

Puis, une centaine de mètres avant de rejoindre la piste 9, le boss du Refuge, Bill Dobson lui-même, arrive avec sa motoneige traceuse de piste. Je salue et en profite pour m’éclipser pendant que Georges s'arrête. La 9, sa beauté et sa paix, je la veux pour moi tout seul. Et j’ai bien raison. Si tôt le matin, le paysage est vierge de la neige neuve et époustouflant d’immobilité. Il est plein d’une paix intérieure difficile à expliquer mais tout à fait compréhensible pour quiconque en a fait l’expérience au moins une fois dans de telles conditions.

Arrive ensuite la 15 et sa longue montée comme un défi à soi-même et à la nature. Et c’est parti! J’ai bien de la difficulté à respecter la sage recommandation de Georges de ménager, de doser mes efforts. L’effort dans ce paysage, c’est enivrant. Mais après plus d’un kilomètre de grimpette, les ardeurs se calment et je reprends conscience de la grandeur des lieux et des nombreuses traces de pattes d’original « grosses comme ça » qui, tout à coup, traversent la piste en tous sens. Au début d'une courte et douce descente, au moment où je peux souffler un peu, j’entends soudainement un bruit de pas furtifs dans la neige en avant de moi. Sans crier gare, à 20 mètres à peine, apparaît alors dans le soleil une énorme femelle qui traverse la piste sans crier gare pour se perdre en quelques secondes au cœur de la forêt. Une apparition? Ça m’en avait tout l’air à la vitesse à laquelle elle s’est produite, avec l’aura de neige brillante et lumineuse, magique, qu'elle entraînait et qui entourait l’animal. Elle était bien réelle, pourtant, cette apparition. Les traces immenses qui trouent maintenant la piste et la neige qui tombe encore des arbres à la suite de son passage en font foi.

Passé ce moment inoui, je n’avais plus aucun doute sur le parcours à suivre. Je compléterais sans effort les 25 kilomètres de randonnée que je m’étais fixés, porté par l’esprit de l’orignale merveilleuse, emporté par une sorte de mysticisme de la nature, la seule forme de spiritualité capable de dompter une éventuelle fatigue.

Pas besoin de vous dire que, de retour au chalet principal du Refuge, la narration de ma rencontre avec la majestueuse bête a fait bien des envieux, si peu nombreux étaient-ils… Après tout, malgré la présence connue de neuf orignaux sur le territoire du centre de plein air, rares et privilégiés sont ceux qui ont pu les contempler de si près, même parmi les habitués de longue date.

Décembre 2004